
Bon alors, il se trouve que deux de mes héroïnes fétiches – figures féminines au travers desquelles je me suis construite et ai en grande partie bâti ma force de caractère – sont Angélique marquise des Anges et Scarlett O’Hara. Si leur allure et leur époque diffèrent – Angélique vit en France, sous Louis XIV ; Scarlett grandit en Géorgie et subit de plein fouet la guerre de Sécession – elles partagent plusieurs points communs dont l’un – sans doute le plus marquant – est qu’elles sont aujourd’hui devenues quasiment infréquentables ! Mais pourquoi tant de haine ?
Angélique et Scarlett sont toutes deux le personnage central d’une saga historique – Angélique, marquise des Anges pour l’une, Autant en emporte le vent pour l’autre – très aboutie au niveau littéraire quoique souvent, et injustement, cataloguée au rayon « romance et eau de rose ». Marquées d’un souffle narratif puissant et addictif, les deux sagas bénéficient d’une plume remarquable (celle d’Anne Golon d’un côté, celle de Margaret Mitchell de l’autre).
Deuxième point commun : ces deux héroïnes sont de très belles femmes dotées d’un tempérament de feu qui leur permet de survivre aux bourrasques envoyées par le destin. Loin de se cantonner à une posture de poupée jolie, elles prennent en main leur vie, se battent, luttent, aiment, pleurent, résistent, souffrent, rient, et, surtout, se relèvent de toutes les épreuves qu’elles traversent. En cela, elles sont fortes, modernes, indépendantes, sauvages. Pour autant, elles ne sont pas sans failles : elles morflent, se trompent, peuvent même être garces, dures, implacables. Mais leurs multiples facettes, et la description passionnante de leur psyché par leurs auteurs, nous les rendent proches et nous permettent de nous identifier aisément à tel ou tel trait de leur caractère.
Troisième point commun : elles ont été l’une et l’autre portées à l’écran, et les œuvres cinématographiques reprenant leur histoire ont emprisonné à jamais dans le personnage l’actrice qui l’interprétait – Michèle Mercier pour Angélique ; Vivien Leigh pour Scarlett. Les carrières respectives de ces comédiennes, pourtant emplies de nombreux autres films, n’ont jamais pu faire oublier la rouquine de Versailles et la brune du Sud confédéré. Michèle comme Vivien ne restent gravées dans les mémoires que portant l’habit de leur rôle mythique.
Quatrième (petit) point commun : je les aime toutes deux infiniment, les ai découvertes lorsque j’étais môme, ai passé de longues heures à lire leurs romans et à en regarder les adaptations filmées. En elles, j’ai puisé de l’inspiration, de la force, de l’évasion, autant dire de la puissance. À ce titre, je ne peux, ne pourrai jamais, les renier, en dépit des wokismes acharnés qui chercheraient à me convaincre qu’elles sont à fuir comme la peste. Ce qui m’amène à leur cinquième point commun.
Ce cinquième point partagé par Angélique et Scarlett, c’est d’être passées, au fil des ans, d’héroïne-culte dans laquelle se reconnaît toute une génération, à figure clouable d’office au pilori par une bien-pensance de plus en plus totalitaire. Hier portées aux nues, aujourd’hui vouées aux gémonies.
Alors oui, je suis d’accord, Angélique a une fâcheuse tendance à susciter la convoitise d’hommes qui la pourchassent sexuellement (et parfois parviennent abusivement à leurs fins). Et Scarlett est une fille de planteur de coton, à qui l’esclavage des Noirs paraît une norme tout à fait acceptable pour ne pas dire légitime. Oui, certes, c’est vrai. Angélique et Scarlett sont, l’une comme l’autre, enfants d’une époque, d’une mentalité, et d’un milieu social spécifiques, dont nous mesurons aujourd’hui, pour l’une comme pour l’autre, les côtés plus que dérangeants. Mais faut-il pour autant les éjecter de la littérature (comme le voudrait la cancel culture) et ne plus jamais lire les pages où elles se baladent ?
Tout l’intérêt de telles lectures n’est-il pas justement d’être capable de prendre le recul nécessaire pour voir dans ces œuvres les témoignages de sociétés, d’ailleurs parfaitement sujettes à critique sévère, mais ayant pourtant existé, et dont on peut apprendre pour encore mieux grandir et évoluer ? Plutôt que de les conspuer, n’est-il pas préférable d’en tirer de précieux enseignements pour l’avenir ?
J’ai aimé et j’aime Angélique. Cela m’a-t-il amenée à considérer que la femme doit être un objet sexuel pour l’homme et qu’elle doit subir en silence ses assauts brutaux ? Non, bien sûr que non ! J’ai, au contraire, vu dans l’histoire d’amour de la marquise des Anges avec Joffrey de Peyrac la possibilité qu’un homme et une femme se lient avec passion, durablement, dans l’égalité, le respect, et le désir permanent de l’autre. Oui, Peyrac est plus vieux que sa jeune épouse. Oui, c’est au départ un mariage forcé, de convenance. Mais cette histoire se déroule au XVIIe siècle ! Elle s’appuie sur une certaine réalité historique, qui a EXISTÉ de la sorte : et vouloir la déboulonner ne l’empêchera pas d’être advenue ainsi. Aussi, plutôt que de détester Angélique, pourquoi ne pas nous réjouir de ce qui, dans son parcours, est aujourd’hui heureusement obsolète ?
J’ai aimé et j’aime Scarlett. Cela m’a-t-il amenée à penser que les champs de coton sont merveilleux et la place des Noirs dans les cases d’esclaves ? Mais bien sûr que non, bordel ! Bon, je reconnais que, n’ayant que 8 ans lorsque j’ai lu Le vent pour la première fois, je n’ai eu d’yeux que pour Scarlett et n’ai pas mesuré immédiatement toutes les ramifications du contexte décrit. Mais ensuite j’ai grandi. Relisant régulièrement le livre, mon œil s’est fait plus lucide, j’ai mieux compris les enjeux (peu défendables) du récit. Réinstaller Scarlett dans son cadre historique m’a permis de prendre quelques distances avec elle ; m’identifiant à elle à bien des endroits, je m’en suis écartée à bien d’autres.
Comme toujours, il s’agit ici de favoriser les nuances. On peut aimer Scarlett O’Hara et se révolter contre la barbarie de l’esclavage. On peut aimer Angélique et condamner farouchement une société patriarcale qui asservit la femme. Pourquoi toujours le manichéisme ? Le oui ou le non ? Le pour ou le contre ? L’adoration ou le rejet radical ? Pourquoi pas la sagesse d’analyser en subtilité ces héroïnes légendaires, d’offrir notre admiration et notre affection à certains de leurs aspects, néanmoins inspirants, tout en étant à même de pointer, dans leur histoire, avec calme et clairvoyance, les dimensions archaïques et cruelles, misogynes ou ségrégationnistes ? Il est stérile de vouloir gommer ce qui nous dérange dans les legs du passé. Nous ne pouvons pas réécrire ce qui a été. Ce qui a eu cours peut être jugé, mais il est puéril de vouloir l’annihiler, le rayer des archives ou le réinventer de toutes pièces à l’aune des nouveaux codes en vigueur.
J’aime Angélique et Scarlett. Je continuerai encore longtemps. Quelques années séparent généralement mes relectures de leurs aventures et je les aborde donc avec un regard à chaque fois différent, plus mature. Mais ma tendresse reste la même. Et quoi qu’il en soit, plus on me les vilipendera et me les sacrifiera sur l’autel du littérairement correct, plus je continuerai de les lire, en cachant un petit soupir de lassitude et en me répétant juste, comme Scarlett :
« Oh, taratata ! »