Un dilemme s’est posé à moi.
Cette semaine, j’ai eu envie de publier un poème, rédigé il y a plusieurs années, faisant mention d’une brève idylle charnelle que j’eus jadis avec un amant de passage. Ce poème d’autrefois, je le trouvais beau, y tenant presque plus qu’à l’idylle en question. Je ne le voyais absolument pas comme une ode nostalgique à l’éphémère aventure, mais plutôt comme une machine à voyager dans ma propre histoire.
Car l’écriture sert aussi de mémoire. Mettre en mots permet de capturer ce qui est ressenti, d’en garder trace. Les pages noircies remplacent l’instantané photographique. Ils restituent les états de l’âme à un moment T, et seulement à ce moment T. Et je suis également convaincue que les textes poétiques que j’ai pu écrire au long de ma vie amoureuse ne parlent pas des hommes que j’ai aimés. En vérité, ils ne parlent que de moi, de mes sensations, de mes perceptions…
Tout ça pour dire qu’à mes yeux, la prescription et l’auto-centrisme de ma plume rendaient le poème inoffensif.
Oui mais…
Je fais toujours relire mes articles par mon compagnon avant de les publier. J’aime son regard et ses avis, toujours affûtés. Lorsqu’il a lu cet article et ce poème, j’ai vu son visage s’assombrir. Il m’a expliqué que ces mots, fougueux et explicites, que j’adressais à un autre, le mettaient mal à l’aise, surtout publiés sur mon blog et lisibles par tous. J’ai rétorqué que ce qu’ils décrivaient appartenait au passé, que je ne les publiais que pour la beauté du texte et qu’il n’était aucunement question de glorifier mon ancien amant. « Je sais bien, a répondu mon amoureux. Mais je n’y peux rien, cela me froisse. Ces lignes te dépeignent nue et passionnée dans les bras d’un homme qui n’est pas moi. Et même s’ils sont obsolètes, ils me pincent quand même le cœur. Si ce poème sortait au sein d’un recueil publié contenant tous tes textes, je ne broncherais pas. Ce qui me gêne là, c’est que tu as décidé, de toi-même, d’extraire ce texte-là du « tout » auquel il appartient pour lui consacrer un article. En somme, ce n’est pas l’existence du poème qui me dérange, c’est sa mise en lumière particulière. »
En l’entendant parler ainsi, l’auteur vindicative et mégalo en moi s’est rebellée. « Je suis artiste ! ai-je pensé. Ma liberté d’expression passe avant tout ! Je suis ma propre matière première. Je travaille et j’écris avec mes émotions, avec mes expériences, avec ce que je choisis, dans mon histoire, de mettre en légende par la chorégraphie des mots. Et personne n’a rien à dire là-dessus ! »
J’étais bien près d’envoyer promener mon pauvre chéri. Heureusement, l’adulte posée et responsable en moi a pris le pas sur l’auteur agacée. J’ai donc dit à mon cher et tendre : « Ok, je prends note de ton point de vue, et je vais y réfléchir. » C’est ce que j’ai fait : j’y ai réfléchi. Et j’ai décidé de ne pas publier l’article. Pourquoi ?
Parce que cette petite péripétie m’a amenée à m’interroger sur les limites de la liberté d’expression. Oui, évidemment, en tant qu’auteur et en tant qu’artiste, je revendique, pour chacun, le droit de s’exprimer et de délier sa plume exactement comme il l’entend. Mais, en tant qu’être doué de sensibilité, je crois aussi aux devoirs que l’on a lorsqu’on décide de faire publiquement valoir ce droit.
J’ai été très marquée par le personnage de Meryl Streep dans le Manhattan de Woody Allen. Streep y jouait l’ex-épouse d’Allen, une femme qui, après être devenue lesbienne, publiait un livre où elle racontait par le menu les déboires de sa vie conjugale avec son ex-mari. Ce personnage m’a toujours choquée par son impudeur et par son indifférence au mal que provoquait sa littérature.
Les tentations qu’apportent la liberté d’expression sont grandes. Il y a d’abord celle de régler ses comptes par pages interposées ; sous le prétexte de la création et de l’exutoire, on déballe sa hargne, on se défoule, on se libère. Il y a ensuite celle, un peu exhibitionniste, de tout raconter, de soi ou de sa vie ; et dans ce tout, on inclut forcément ceux qui nous sont proches, qui sans doute ne souhaitaient pas pareil strip-tease de leur intimité. Il y a enfin la tentation d’estimer que l’on peut tout se permettre, y compris l’humour douteux et la franchise malsaine, au nom du droit d’expression, et qu’une liberté n’est liberté que si elle est illimitée.
Or, ça ne peut pas être si simple. Exposer son être, son opinion ou son art aux yeux du monde entraîne forcément de grandes responsabilités qu’il faut assumer si l’on se veut intègre.
Pour ma part, j’ai toujours décrété que ma vie privée ne devait pas brider ma vie d’artiste. Mais en même temps, ma vie d’artiste se nourrit – forcément ! – de ma vie privée. Raison pour laquelle elles doivent se respecter l’une l’autre. Elles doivent pouvoir cohabiter. Je ne serais pas à l’aise avec l’idée que mes proches sont éclaboussés ou salis par ce que je crée. La liberté de ma plume ne suffirait pas à me consoler du mal que je fais.
Par conséquent, ne pas publier l’article me permettait d’être raccord avec mes valeurs personnelles. Valeurs qui tiennent compte, autant que possible, des sentiments d’autrui, et des effets sur autrui de la voltige de ma plume.
Et puis surtout, il y a le fait que mon investissement dans le Grand Amour que je vis avec mon compagnon a pour moi autant d’importance que mon accomplissement littéraire et artistique. Or donc, et puisque c’était au nom de ce Grand Amour, j’ai accepté de brider l’artiste pour favoriser l’amoureuse. Et mon dilemme, ainsi, s’est trouvé résolu.
Et toi ? Jusqu’où estimes-tu que puisse aller la liberté d’expression ?
Je t’embrasse.